La chambre du pendu

Je me retrouve allongée sur ce lit, ma robe déjà remontée par le rebond sur le matelas usé. Pendant qu’il prend la précaution de bloquer la porte, je sens cette atmosphère morbide qui règne ici. Mais cela ne me touche pas, ne m’effraie pas. Je sais pourquoi je suis là, ce qu’il veut faire de moi. Des larmes me viennent, et cette fois, elles s’échappent de mes yeux pour couler sur mes joues blêmes. Je sens sa colère, il va me faire payer mes affronts, et ne me ménagera pas.

L’Ombre dont tout le monde parle me ferait certainement moins peur que lui à cet instant. J’essuie les perles sodées qui courent toujours sur mon visage, pour qu’il ne les voit pas, pour que sa colère n’augmente pas. Je ramène mes jambes sur ma poitrine, les recouvre au maximum de ma robe, et les enserre de mes bras tremblants. Comme s’il était penché sur moi, je sens déjà son souffle, et imagine ses mains me mettrent en place pour l’accouplement forcé.

D’une voix faible et vacillante, j’essaie une dernière fois de le toucher, avant de me résoudre à ce qui doit suivre.

Je t’en supplie… Tu as fait de moi ta «chose». Tu as pris ma vie, mon âme. Tu m’as asservie, j’ai besoin de toi pour vivre. Tu es maintenant comme mon père. Je t’en prie, laisse-moi encore une once de liberté et d’amour propre…

Sans bouger, j’attends. Une réponse, une gifle ?…

Que s’est-il passé? J’ai entendu ses paroles, senti ses mains déchirer ma robe. Puis, un poids mort tombant sur le matelas, et plus rien... J’ouvre lentement les yeux, afin de comprendre ce qui se passe. Il est allongé à coté de moi, corps sans vie et sans mouvement.

Est-il mort? Bien sur, il l’est déjà depuis longtemps, même… Mais, mort, mort?

Je me penche vers lui, au lieu d’essayer de m’enfuir et de m’éloigner de celui qui se veut être mon bourreau fornicateur. Je le sens respirer. Preuve que sa fin n'est pas encore venue.
Je me relève et regarde la porte. Je sais que je ne pourrai pas la libérer, il l’a bloquée avec des meubles bien trop lourds pour moi. Je sens alors une légère brise, comme si le vent m’indiquait la fenêtre, sortie de secours vers une existence moins aliénée.

Je m'en rapproche, sans quitter Alakian des yeux. Par crainte, mais aussi par mansuétude. Entre curiosité et compassion, je voudrais bien savoir pourquoi il s'estt affalé ainsi sur le lit, inerte...

Il se joue de moi. Encore une fois. Comme dans la chapelle, il me fait croire à une faille, un espoir d’échappatoire. Mais il se relève, et m’emprisonne de ses bras, bien trop puissants pour que je puisse m’en défaire. Sa main se fait caressante, comme pour me préparer avec douceur au destin que je tente de fuir. Ses gestes se font tantôt velours, tantôt feu.

Tu ne me connais pas, tu ne connais pas certaines virtuosités dont je peux être la main caressante ou le couperet…

Non, je ne le connais pas. Comment le pourrais-je? Je ne sais rien sur personne, ici… J’ai bien compris que certains pourraient être des alliés, mais je suis trompée tant de fois déjà.

Il continue à balader sa main sur ma peau, et se freine sur mon bas ventre.

Tu frissonnes… La main ou le couperet… ?

Que répondre… Le flatter, en lui disant que ce frisson est de plaisir, et ainsi éviter d’être maltraitée par la suite, afin de ne pas trop souffrir de l’inévitable? Ou avouer la peur qui me hante, afin de réveiller de la pitié chez lui, chose à laquelle je ne suis parvenue jusque là?

Aucune de ces solutions ne m’apporteront ce que je cherche. Une inspiration discrète, afin de rassembler mon maigre courage, et j’ose quelques mots.

Je te propose un jeu… Tu veux mon corps, et moi, je ne veux pas le donner ainsi. Je préfèrerai le donner à quelqu’un que j’aurai choisi. Quelqu’un qui ferait battre mon … Qui émoustille mon â… Enfin, qui me réchauffe le …

Personne n’arrivera jamais plus à faire battre mon cœur éteint. Je le comprends, en prononçant ces paroles. Une grande déception m’envahit. Mais je me reprends, sinon, il va de nouveau se servir de mes faiblesses.

Bon, voici ce que je te propose : tu me dis une chose sur toi, sur ton ancienne vie, ta transformation, tes « envies », et tu gagnes l’accès à un endroit de mon corps…

Regard provocant, accompagné de quelques gestes, j’attends sa réponse.

Que cache t’il dans la fureur de ses paroles?
Il arrache ma robe sans que cela ne me fasse réagir. Je n’essaie même pas de couvrir ma féminité dévoilée. Je l’observe, pénètre dans son regard, à la recherche de quelque chose. Pas d’une âme, je le sais, notre condition ne nous permet pas d’être encombré de cette futilité. De sentiments. Je sais, je sens qu’il porte un poids. Pourquoi ne veut-il pas s’en libérer?

Que faire… Continuer ce jeu, insister afin d’essayer de le connaître, et peut être même de le comprendre. Ou me laisser faire, me donner à lui, sans envie ni désir. Autant essayer de gratter quelques informations à son sujet. Je réfléchis, il me faut trouver les bonnes questions, celles qui le toucheront en plein cœur. Enfin, façon de parler…

Trois questions, une réponse, et certainement un passage à l’acte qui ne m’en permettront pas d’autres. J’hésite quelques secondes, puis me lance.

Depuis combien de temps es-tu vampire? Qui est ton «Maître»? Crois-tu vraiment que nous sommes forcés de vivre ainsi, semant la terreur autour de nous, ne faisant confiance qu’aux nôtres? Si nous nous allions aux vivants pour combattre cette Ombre, pourquoi ne pourrions nous pas vivre en paix avec eux?

J’ai posé une question de trop… Vite, il me faut me rattraper. Sinon, je n’aurai pas de réponse.

La dernière question ne demande pas de réponse. Il s’agit plus d’une «suggestion», que je prends la liberté de faire…

Je n’avais pas grande liberté, sauf celle des mots. Même si elle m’avait déjà causé quelques tords, j’insiste. Mes membres se crispent, dans l’attente de sa réponse, orale et gestuelle.

Changement brutal d’attitude. Sa voix est miel, sa main douceur. Aucun geste déplacé, ni mot plus haut que l’autre.
Il a raison, je lutte toujours, espérant conserver une bribe de mon ancienne existence, emplie de sentiments et sensations que jamais plus je ne ressentirai.

Tu es morte…

Ces mots me frappent tel un poignard, alors que je suis consciente de ma condition, et que je l’accepte, depuis mon passage dans le jardin. Sous le réconfort de sa caresse, mille pensées s’entrechoquent dans mon esprit. Oubliant la situation première, je me serre contre lui, et pose ma tête sur son épaule. Ma bouche est proche de son oreille, des chuchotements suffisent à ce qu’il m’entende.

A quoi bon continuer d’exister si on ne vit plus? Sans la peur de mourir, comment se démener pour atteindre le bonheur? Pourquoi tuer pour perpétuer notre race si détestée en ce monde? Je ne veux pas être comme toi, avec pour seule ambition la servitude d’un Maître que je n’admire ni ne respecte.
Si j’y parviens, laisse moi garder cette petite part d’humanité en moi, je t'en prie, Père…

De nouveau, la colère s’empare de lui. Propulsée sur la couche, je me cogne le genou sur la tête de lit. Mais pas de douleur, aucune petite « fourmi » ne vient se promener dans mon os, sensation si insupportable d’habitude. Il se remet à crier, me demande de me taire.
Maintenant à genou sur le matelas, je l’écoute, et le regarde. Sans crainte. Pourtant, ces mêmes mots m’auraient affolée, il n’y a de ça qu’une heure. Je me redresse, et accompagne mes paroles de gesticulations voulant illustrer mes dires.

Très bien, je ne t’appellerai plus Père… Mais je ne me tairais pas pour autant! Pourquoi réagis-tu ainsi avec moi? Tu es si doux avec Laylena, et moi, je n’ai droit qu’à tes colères et ton venin. Tu me rappelles mon frère, celui que je cherchais, dans ma vie d’avant...

Espièglerie et méchanceté pure se mêlent dans mes prunelles.

Je sais comment je vais te nommer, maintenant, Frère! Tu es tellement semblable à lui. Tu pourrais être lui! J’imagine fort bien comment tu étais, avant d’être vampire… Une petite existence sans intérêt, tout ça par peur d’affronter la vie elle-même. La peur de la déception qui empêche d’entreprendre quoi que ce soit… A un point que ça te rend incapable d’avoir la moindre relation avec autrui. Incapable d’accepter sans broncher ce que les autres veulent te donner.

Sur cette phrase, je m’allonge, les bras en croix, passive et offerte. La tête posée sur ma joue droite, je ne le regarde plus. Je fixe un chandelier piqué de vert de gris, et recouvert par les cendres des années passées.

Puisque tu ne sais prendre que la chair, vas y… Je te plaints, mon Frère…

Il prend position. Il m’enfourche, me renifle, m’embrasse. Mon corps frissonne, alors que je voudrais le repousser. Comme si ma chair désirait cette expérience, et que mon esprit s’y refuse. Jamais je n’avais vécu telle sensation. Etrange, bouleversante. Il me glisse quelques mots à l’oreille. Non, je ne veux pas que Läylena vienne. Si, dans notre condition, les sentiments profonds existent, elle pourrait souffrir de cette situation. Et je ne veux pas être accompagnée dans ma souffrance.

Inerte, je le laisse faire. Il interprète mes frissons et soubresauts à sa guise. Parler ne servirait qu’à l’énerver, une fois de plus, et cela rendrait l’expérience encore plus douloureuse, si la douleur existe encore dans mon état… Pourtant, j’aimerai lui demander si mon tatouage, fait par ma mère, au creux des reins, est toujours à sa place.

Les yeux dans le vide, je fixe en fait mon regard vers la fenêtre. Echappatoire que je n’ai su emprunter. Un clignement d'œil, et mon attention se pose sur un reflet argent. Sur le chevet, tout près, à portée de main. Laissant Alakian s’affairer à ausculter les détails de mon anatomie, je tends le bras et soulève l’objet. Un ouvre lettre, de la forme d’une dague, mais dont la lame est aiguisée comme un couteau de chasse. Etrange.

Alakian libère mon buste, une ouverture. Des deux mains, je plante l’arme dans ma poitrine. Mais je rate le cœur.
Je ne saurai donc pas s’il peut encore souffrir…

Maintenant, je ne regarde plus que le manche de la petite dague, et j'attends.

Il ressent mon tourment. Sinon, il n’aurait pas eu une telle réaction. Nous sommes liés, maintenant, je le sais, j’en suis sûre. Mais pourquoi? Par quoi? Il me caresse, pleure avec moi.

De la tristesse? Non, une grande souffrance intérieure. Ma transformation refuse d’aboutir. Je n’oublie pas, comme il me l’avait promis, ma vie antérieure. Seule une véritable mort, la fin de mon existence me libèrerait de tout ça. Y aurait-il une raison à tout cela? Qui pourrait me le dire...

L’ouvre lettre était retombé sans bruit à terre. La caresse d’Alakian me fit tourner la tête en sa direction. Il s’était planté dans le livre subtilisé dans la salle commune. Sur la couverture, je revois le dessin qui m’avait attiré. Regardant à nouveau Alakian, je vois sur l’avant bras portant sa main affectueuse le même anaglyphe. J’en vois le relief, comme s’il était imprimé sur sa peau, et sous elle. Et sur mon sein, il y est aussi. Suis-je la seule à les voir? Est-ce la marque de notre caste, ou un lien entre lui et moi? La réponse doit se trouver dans ce livre, impossible à ouvrir.

Intriguée, j’aimerai lui demander s’il les voit aussi. Mais les mots qui sortent de ma gorge sont bien différents de ceux de ma pensée.

Je commence à avoir vraiment faim…

Il ne m’effraie plus. Je le perçois autrement. Ce changement vient-il de moi, ou de lui? Il semble voir les signes apparus sur nos chairs. Je l’attire vers moi, l’enserre de mes bras frêles et encore tremblant, suite à l’émotion qui m’a envahie lorsque j’ai vu les anaglyphes. Battement à l’unisson, comme si nos cœurs renaissaient par cette futile union. Les questions s’envolent, comme si elles ne nécessitaient plus aucune réponse.

Je ne serai pas sa compagne, Läylena tient déjà ce rôle. Mais moi aussi, j’en ai un à jouer, à ses côtés. Maîtresse ou sœur, bras de la vengeance ou de l’espérance, je ne sais pas ce que l’avenir me réserve. Je l’envisage désormais beaucoup plus sereine, acceptant définitivement ma condition ambiguë, vampire conservant une part de son humanité passée. Des obstacles, il y en aura à surmonter. Ma destiné m’ouvre les bras, et je ne me refuserai pas à elle. Ni à Alakian.

Ma tête dans le creux de son épaule, je lui glisse quelques mots à l’oreille.

Je ne te promets d’être plus obéissante ou soumise, mais je te confie ma chair. J’irai où tu me mèneras.

Je lâche un soupir volontairement sensuel qui lui caresse la nuque.
A toi de choisir. La chair, ou la chaire?

Proposition faite, j’esquisse un sourire laissant apparaître mes canines luisantes.

Qui suis-je? Alors que j’avais décidé de ne plus me poser la question, c’est lui qui soulève l’interrogation. Je n’ai rien fait de particulier, mais j’ai provoqué ce changement. Il a fait de moi un vampire, et je lui ai rendu une part d'humanité.
Ce n’est pas notre condition, mais notre façon de l’appréhender qui a changé. Je ne suis peut être que l’instrument de quelqu’un, ou de quelque chose, qui nous veut comme alliés, pour s’opposer à son ennemi. Mille possibilités existent. Mais à quoi bon chercher à percer ce mystère? Le brouillard qui cache la route vers notre nouvelle destinée se dissipera quand il le faudra, et là, nous comprendrons.

En attendant, je veux profiter de ces fragments sentimentaux qui émergent en nous. Même si nous n’avons pas de chaleur corporelle à partager, ce qui nous unie d’autant plus que pour les simples mortels, l’intensité du moment est telle qu’elle remplace tout ce que nous ne pouvons échanger.Je ne veux plus perdre de temps en palabres inutiles, qui ne nous donneraient aucune satisfaction. Je me serre plus fort contre lui, l’entourant de toute la tendresse dont je suis encore capable de faire preuve.

Blottie contre son torse qui m’apparaît désormais comme protecteur, je n’ai plus aucune appréhension, prête pour la suite.

Ses caresses, ses baisers, se mêlent d’intensité et d’affection. Je me laisse aller vers le plaisir qu’il me promet. Alors qu’il continue à étudier les courbes et recoins qu’offre mon petit corps, je relève légèrement le buste, et bascule afin de me retrouver sur lui. Je m’imaginai passive pour cet instant, mais je me veux actrice, menant la danse.

Les yeux fermés, afin de ressentir le moindre frôlement de peau, je ballade mes lèvres sur son visage et son cou, pendant que mes mains tentent de passer par les petites ouvertures que les boutons de ses vêtements m’offrent. Du bout des doigts, je tâte son torse, sans chaleur mais avec une musculature virile qui ébranle mes sens. Entre mes cuisses, une autre partie de sa masculinité s’éveille.

L’une de ses mains se pose sur ma fesse, provocant un frisson remontant le long de ma colonne pour finir en soupir de désir. L’acte se précise, je le sens en moi. Moment d’échange corporel intense, saccadé de gémissements et de silence, de grandes inspirations et d’arrêt respiratoire, je deviens femme. Alternant crispations et abandons, je me laisse envahir par cette sensation jouissante. Hélas, ce genre de moment n’est qu’éphémère. Ponctuant d’un large sourire de satisfaction, je me laisse retomber à ses côtés. Je me tourne vers lui, espérant trouver dans ses yeux la même quiétude qui m’a envahie.

Surprise, je m’aperçois qu’il porte toujours ses vêtements. L’unification spirituelle est parfois plus puissante que la fornication des êtres de chair…

Dans son regard, je ne trouve pas ce que je cherchais. Pas de satisfaction, mais un désir encore plus exprimé. Le mâle préfère le contact charnel véritable, alors que la femelle est satisfaite du plaisir spirituel. Docile et acceptante, je l’attire d’un clin d’œil et d’un sourire complice, et commence à défaire les attaches qui nous séparent de l’orgasme ultime. Je l’entoure de mes jambes, et le rapproche encore un peu en tirant sur sa chemise ouverte. La pénétration est proche.

Puis, un vent froid, les chandelles qui s’éteignent, comme pour nous offrir un moment d’intimité parfait, qui aurait pourtant dérangé le commun des mortels. Mais l’angoisse prend le pas sur le désir.

On nous observe…

Je sens une présence, lointaine, indéfinissable. Alors que quelques secondes avant, rien n’aurait pu m’éloigner de mon amant, j’ai envie de m’enfuir, sortir de cette chambre, et retrouver la lumière que les êtres de notre espèce préfèrent fuir. Je me relève, abandonnant Alakian à demi nu sur le lit, et me mets à chercher ce qu’il reste de ma robe, à tâtons. A quatre pattes sur le sol, j’attrape un morceau de tissu, sans savoir véritablement s’il s’agit de l’objet de ma recherche, et tente de me diriger vers la porte.