La Bibliothèque

Le barde se dirigeait dans l’obscurité… Deux cruelles compagnes le suivaient à la trace. Non pas Aenor et Ely, qui devaient encore chercher leur chemin, loin derrière lui (du moins il l’espérait…), mais l’obscurité terrifiante et la peur. En effet, chaque marche de cet escalier sans fin qu’il dévalait en toute hâte était aussitôt avalée par les ténèbres, comme si elle n’avait jamais existée… Un mur d’ombre le poursuivait, une mâchoire de néant.

Enfin la lumière… L’issue… Un petit hall et une porte qu’on a pris soin de défoncer avec une douceur qui lui rappelle celle d’une candide jeune fille (fort heureusement, c’est tout bonnement impossible, Ely était derrière lui, dans la salle commune…).

Prenant son courage à deux mains, et faisant crépiter un éclair dans la paume bien cachée de sa main gauche, le barde se jette à son tour dans la pièce…

Lumière…

Yassinda est là, semblant plus déterminée que jamais. Dans ses yeux, la flamme jaillit, elle brûle de colère, et sa Princesse est aussi troublante que dans ses souvenirs. Il voudrait disparaître en cet instant, se consumer dans son feu. Pour que son rêve d’Orient retrouve dans l’antre de son regard, une fois le feu éteint (dans le sang, probablement), un cœur de barde et quelques morceaux encore rougissants de son âme.

Elle ne l’a pas vu… Elle est obsédée par ce que son regard embrase, et que Slinger ne voit pas : il ne peut détacher ses yeux du regard qui le happe… Et en cet instant, il s’en veut d’être aussi fier, il s’en veut d’avoir gaspillé autant de temps avant de la retrouver. Il a perdu le plus précieux de métaux. Leurs caresses, leurs conversations… Il est assoiffé, il veut lui parler. Mais dans ses mots il y a trop de lettres, trop de consonnes, trop de voyelles. Trop d’accents, trop de virgules et surtout… trop de points d’interrogations.

Le barde voudrait que sa voix résonne dans la bouche de Yassinda avant même qu’elle ne passe à travers la sienne. Il cherche dans leurs regards les souvenirs d’un dialogue que seules leurs chairs et leurs âmes enlacées savent murmurer et hurler à la fois.

Dans un effort surhumain, il détourne le regard, un visage terrifiant, sans expression, fait face à la Princesse… Il comprend, c’est Son ennemi, et il devient instantanément celui du barde. Il s’approche de sa Dame des Sables… La seule qui lui permette de s’endormir, sous le vent des caresses de sa peau. Sa Dame des Sables : c’est au fil de ses regards que s’égraine sa vie. Un duel se joue entre elle et le visage spectral, il le sent, elle est sur le qui-vive : le poignard, griffe de tigresse, est prêt à jaillir…

Quelques gouttes de sang perlent encore sur son visage. Sauvagement, le barde arrache un grand pan de sa cape, et vient éponger délicatement le sang, en se glissant derrière elle… Le soin se transforme en caresse… Mais il doit retenir ses gestes, aussi impossible que cela semble, tant la passion le gagne : le danger est là.

Elle frissonne, elle a senti sa présence mais ne peut détourner le regard sans se mettre à la merci du visage terrifiant et perdre sa chance de frapper si l’occasion se présente

Le barde se met à son tour en position d’attaque, prêt à tout… et remarque seulement alors qu’Aenor, Elandyne et ses blobs sont également dans l’immense pièce circulaire. Comment ont-elles pu arriver avant lui, alors qu’elles étaient plongées dans l’obscurité ? Il rougit se s’être laissé aller un instant à la passion… Mais il manque un blob. Oui, il avait compté les petites créatures bondissantes, et l’une avait disparu… Et cette fureur dans le regard d’Ely.

L’éclair grandit dans la main gauche du barde, il se laisse habiter par la tension palpable de la pièce. La foudre vient envelopper la lame de son épée apparue dans sa main droite comme par enchantement : il est prêt à combattre !

Soudain, le visage disparaît, dans une dernière menace :

"Yassinda… Tu veux me voir, petite fille obéissante, mon visage et ma voix ne te suffisent pas !
Malgré ton affront, je vais t’en donner l’occasion, mais seras-tu à la hauteur…

Elandine… Je ne t’oublis pas, ton tour viendra…"

Aénor, je ne t'ai pas oublié !

Les cheveux lumineux du scribe retombent lentement sur ses épaules alors que l’éclair qui avait gagné tout son corps se dissipe. D’un air désinvolte, il murmure, fanfaronnant, en se tournant vers Yassinda, le cœur battant à tout rompre mais tentant de n’en rien laisser paraître :

« Tsss… Je suis vexé, il n'a même pas cité mon nom ! Enfin... Encore un affreux que mes pouvoirs sans fin ont effrayé ! Je parie qu’il est déjà en train de se réfugier dans les jupes de sa mère (euh… si les visages grimaçants ridicules et grotesques ont une mère, biensûr…) »

Il s’arrête net. Yassinda a disparu en même temps que le visage. Et elle n’est pas la seule, Aenor ne se trouve plus là où elle se trouvait un instant auparavant, elle non plus…

Il est seul avec celle qui à peine quelques minutes plus tôt a voulu le transformer en gruyère, et avec ses sympathiques blobs…

* Fracas *

Tous les livres en lévitation au dessus d’eux s’effondrent, comme s’ils avaient tout à coup décidé de se soumettre à nouveau à la loi de l’apesanteur. Par réflexe, le barde se jette sur Ely et recouvre son corps frêle du sien afin d’éviter qu’elle ne soit blessée par la chute des énormes grimoires, dont certains planaient à plusieurs dizaines de mètres de haut, près de la coupole de la gigantesque bibliothèque.